VI

Woman’s like the flatt’ring océan,

Who her pathless ways can find ?

Every blast directs her motion,

Now she’s angry, now she’s kind.

 

La femme est semblable à l’océan flatteur,

Ses voies impénétrables, qui peut les trouver ?

Chaque bourrasque dirige ses mouvements,

Tantôt elle se fâche, tantôt elle sourit.

 

John Gay, Polly

 

Mai dans les jardins de Kensington. Les larges pelouses sont veloutées comme le gazon artificiel d’un terrain de football américain, et des tulipes bien rangées oscillent sur leurs tiges comme des escadrilles d’oiseaux bariolés. Au-dessus d’elles de brusques rafales de brise chassent des cerfs-volants dans un ciel inondé de lumière. En traversant le parc, Fred Turner voit se dérouler devant lui comme autant de tableaux une succession de paysages parfaitement finis, avec leurs petits personnages ornementaux : couples en promenade, enfants accrochés à des ballons bleus ou rouges, chiens bien élevés au bout de leur laisse, coureurs en short et en maillot.

Fred va à l’autre bout de la ville, chez Rosemary Radley qui donne une réception avec des drinks (il a appris à ne pas dire cocktails). Arrivé près du Bassin Rond, il regarde sa montre, puis s’assied sur un banc pour attendre quelques minutes, afin de ne pas se présenter trop tôt. Il a proposé de venir en avance pour donner un coup de main, mais Rosemary lui a dit qu’il n’en était pas question. « Non, Freddy chéri. Je veux que tu viennes pour t’amuser, et c’est tout. Ne sois pas là avant six heures – pas une minute plus tôt. Les traiteurs s’occuperont de tout – eux et Mrs. Harris, bien entendu. »

Car Fred a eu le dessus dans leur débat, et Rosemary a embauché une femme de ménage. Il ne l’a pas encore rencontrée, mais elle a l’air formidable. D’après Rosemary, elle travaille dur et elle est très méticuleuse ; elle se met à quatre pattes pour cirer le parquet. Qui plus est, elle n’embête pas Rosemary en lui parlant sans arrêt de son mari, de ses enfants ou de ses animaux favoris ; elle n’a ni enfants ni animaux, et il y a longtemps qu’elle a divorcé de son mari alcoolique.

Fred a fait du bien à Rosemary en insistant pour qu’elle embauche Mrs. Harris. Mais elle, de son côté, lui a fait beaucoup plus de bien : elle l’a transformé, rendant à cet universitaire dépaysé, déprimé, désorienté, la confiance en soi qui lui est naturelle. Son désarroi antérieur, Fred s’en rend compte maintenant, avait le caractère d’une maladie professionnelle. Sur le plan psychologique, les touristes sont des personnes déplacées, des êtres fantomatiques ; ils arpentent les rues de Londres et pénètrent dans ses bâtiments à l’état d’ectoplasmes éthérés, pareils à des surimpressions photographiques. Londres n’a pas de réalité pour eux, et ils sont tout aussi irréels aux yeux des Londoniens : silhouettes pâles, bidimensionnelles, sans visage, qui gênent la circulation et bouchent la vue.

Avant de rencontrer Rosemary, Fred n’avait d’existence réelle pour personne ici, à part quelques autres fantômes universitaires. Et pour lui, Londres n’avait pas non plus d’existence réelle. Il ne vivait pas vraiment à Notting Hill Gate ; il y campait afin de pouvoir marcher tous les jours jusqu’au British Museum et s’asseoir devant une pile de livres reliés en cuir, tachés d’humidité, tombant en poussière, et d’opuscules aux pages maculées de rousseurs. Désormais, la ville est vivante pour lui et il est vivant en elle. Tout vibre de sens, tout est chargé d’histoire et de possibilités, et Rosemary par-dessus tout. Quand il est avec elle, il sent qu’il tient toute l’Angleterre, ce qu’il y a de mieux en Angleterre, entre ses bras.

Il s’est tout à fait remis de la panique qui s’est emparée de lui le mois dernier dans l’Oxfordshire, où la frayeur ressentie devant quelques arbres taillés en forme d’oiseaux et un souvenir trop présent des romans de Henry James l’avaient conduit à condamner une société tout entière. Il demeure méfiant à l’égard d’Edwin et de Nico : les homosexuels ont toujours mis Fred mal à l’aise, peut-être parce qu’ils ont été si nombreux à lui faire des avances. Mais il n’est pas gêné par le cas de Posy Billings et de William Just ; rétrospectivement, l’indignation morale qu’il a éprouvée ce soir-là lui semble bégueule et provinciale.

Il a découvert que parmi les amis de Rosemary mariés depuis longtemps, les ententes dans le genre de celle des Billings sont fréquentes. Dans la plupart des cas, maris et femmes sont convenus de s’accorder mutuellement une liberté sexuelle discrète, que leurs amis considèrent alors comme un fait acquis. Tout le monde sait quelle autre personne Jean ou Jeanne « voit » en ce moment, mais personne n’en parle, sauf, peut-être, pour demander si Jeanne préfère qu’on invite avec elle son mari ou son amant. Les couples conservent des rapports amicaux, partageant une ou des maisons, s’inquiétant de leur santé et de celle de leurs enfants, donnant des dîners et célébrant les grandes fêtes ensemble. Comme le dit Rosemary, c’est une façon beaucoup plus civilisée de tenir compte des élans de la passion que le système américain. On évite tout scandale public, ainsi que les éclats de rage qui sont le propre d’une jalousie possessive et sûre de ses droits, et qui aboutissent en général à des scènes horribles et désordonnées, à des divorces qui sont l’occasion de petites guerres financières, et à la destruction des foyers, des enfants, des réputations et des carrières. Il n’y a pas non plus, dans ce genre de mariages, cette façon d’être en permanence sur la défensive, ni cet étalage systématique de la vie privée, qui caractérisent les soi-disant « mariages ouverts » qu’elle a connus chez des acteurs aux États-Unis (et que Fred a connus parfois chez des étudiants) ; comme le souligne Rosemary, de toute façon, ça ne marche jamais. « C’est exactement comme de laisser ouvertes toutes les portes et les fenêtres d’une maison. Tout ce qu’on obtient, c’est des courants d’air pénibles, et on a toutes les chances de se faire cambrioler. »

Les difficultés budgétaires de Fred ont, quant à elles, été soulagées (au moins temporairement) par un emprunt à l’Union de crédit de l’université de Corinth, sollicité et obtenu par correspondance, non sans mal. Avec un peu de chance, la somme durera jusqu’à son départ. Maintenant, il peut aller au restaurant avec Rosemary et commander autre chose que de la salade ; il peut lui acheter les fleurs qu’elle aime tant. S’il doit passer un an ou deux à mégoter sur tout, bon Dieu, ça en vaut quand même la peine.

Fred n’a en ce moment que deux sujets de préoccupation. Le premier, c’est son travail sur John Gay, qui n’avance pas vite. Dans les premiers temps de son séjour à Londres, la dépression le ralentissait ; maintenant, l’euphorie a les mêmes conséquences. Comparé à l’univers qui s’étend au-delà de ses murs, le BM semble encore plus étouffant qu’auparavant. Il est agacé de devoir montrer son laissez-passer à l’entrée au gardien soupçonneux qui devrait le reconnaître maintenant ; et il déteste que l’on fouille sa serviette à la sortie. Il est de plus en plus impatient quand les volumes qu’il désire se révèlent être au dépôt de Woolwich (deux jours d’attente) ou entre les mains d’autres lecteurs (un à quatre jours d’attente). Et moins il rend de visites au Boyau en Mouvement plus la situation se détériore, puisque les livres mis temporairement en réserve par Fred ou tout autre lecteur ne ressuscitent pas le troisième jour mais reprennent, avec une infinie lenteur, le chemin de leur tombes obscures.

Bien qu’il connaisse cette règle, il est de plus en plus fréquent que plusieurs jours s’écoulent entre deux visites de Fred à la bibliothèque ; et parmi les livres dont il se sert, des ouvrages de plus en plus nombreux ont disparu dans les profondeurs du système ; les bulletins reviennent avec l’indication PAS EN RAYON, ou DÉTRUIT PAR UN BOMBARDEMENT, ou – ce qui est particulièrement exaspérant – COMMUNIQUÉ À F. TURNER. Entre-temps, il y a tant de choses à faire à Londres, tant de pièces, de films, d’expositions à voir avec Rosemary, tant de soirées. Au diable, se dit Fred presque tous les jours. Il en apprendra bien plus sur l’histoire et la tradition théâtrales britanniques en écoutant Rosemary et ses amis qu’en s’enfouissant dans une bibliothèque – ça, Dieu sait qu’il aura le temps de le faire quand il sera de retour à Corinth.

L’autre poids moral dont Fred est affligé est plus lourd, bien que ce ne soit pas une pile de livres mais un aérogramme, presque plus léger que l’air. Cette lettre provient de Roo, l’épouse séparée, et c’est la première qu’il ait reçue en quatre mois, bien que Fred lui ait écrit plusieurs fois : pour lui demander de faire suivre son courrier, pour lui renvoyer sa carte de sécurité sociale, et pour demander l’adresse d’un ami qui est censé être à l’université du Sussex. Comme il pouvait s’y attendre, Roo n’a pas fait suivre le courrier, elle n’a pas accusé réception de la carte, et elle ne lui a pas indiqué l’adresse de leur ami.

Mais voici que, telle une tourterelle bleue, messagère de paix revenant en retard à une arche déserte au bout de trois fois quarante jours et quarante nuits, un aérogramme a volé d’une rive à l’autre de l’Océan pour se poser enfin près de lui. Ce qu’il tient dans son bec, cela ne fait pas de doute, c’est une branche d’olivier fraîche.

… En réalité (écrit Roo), je crois que j’aurais dû te dire que j’allais mettre ta bitte et les autres photos dans mon expo. Je ne suis pas sûre que je les aurais retirées même si tu avais piqué une crise ; mais ce n’était pas la peine de vouloir absolument en faire une telle surprise. Si ç’avait été moi, je veux dire, ma chatte, par exemple, sans doute que je me serais mise en rage, moi aussi. Kate dit que je devais t’en vouloir pour une raison quelconque, sans doute parce que tu te braquais trop sur ton boulot à la fac. Ou peut-être que j’avais peur de ne pas avoir le culot de présenter mes photos de l’Association des jeunes agriculteurs : vous avez envie de te dire ça, O.K. ?

Il ne se passe pas grand-chose ici, le temps est toujours dégueulasse. J’ai eu le deuxième prix au concours Gannett pour mes photos de l’Association des jeunes agriculteurs : Vous avez gagné deux cent cinquante dollars mais vous restez sur la même case. Les photos de la salle des urgences étaient meilleures, mais moins revigorantes. Tu manques à tout le monde. J’espère que Londres, c’est génial et que tu te démerdes au BM. Je t’embrasse tendrement, Roo.

Voici, quatre mois trop tard, la lettre que Fred a imaginée et désirée si souvent dans le désert ténébreux de janvier et de février ; cette lettre, combien de fois a-t-il eu le fantasme de la trouver sur la table d’acajou éraflée, dans l’entrée de son immeuble, de l’ouvrir, de se mettre à crier et à rire en la lisant, d’envoyer immédiatement un télégramme ou de téléphoner pour lui répondre ! Il aurait changé les draps, il aurait été attendre Roo à l’avion…

Devant ce témoignage évident de la contrition et de la candeur de Roo – Fred ne l’a jamais vue dire un mensonge, même diplomatique – il doit reconnaître qu’il l’a accusée à tort. Si Roo avait eu une aventure, il aurait été le premier à en entendre parler, et par elle. Elle disait la vérité quand elle affirmait ne jamais rien avoir eu à faire avec les deux autres bittes de l’exposition, sinon pour les photographier. Vraisemblablement, elles appartenaient à un vieux copain qu’elle a connu à l’école des beaux-arts et qui travaille maintenant à New York, et à son amant homosexuel. En fait, elle ne s’est rendue coupable que de mauvais goût.

Mais dans l’univers de Rosemary, le mauvais goût, ce n’est pas rien : c’est le signe extérieur et visible d’une faille intérieure et spirituelle. Fred l’entend encore, il y a seulement quelques jours, parler avec Posy d’une amie commune : « Je conçois qu’on puisse être temporairement emballée par le physique de Howie et par son talent, mais ce que je ne comprends vraiment pas, c’est comment Mimi a pu se résoudre à emménager dans son épouvantable appartement de Kentish Town, avec les fougères en plastique et les affiches de corridas.

— Et ces horribles rideaux brillants à plumetis doré, comme des guirlandes de Noël bon marché, renchérit Posy. Elle doit avoir perdu la tête. » Leur présupposé implicite était qu’un homme qui pouvait choisir de vivre dans un tel décor, faussement naturel (les fougères), faussement viril (les affiches) et faussement élégant, devait être en toc par d’autres côtés. Et Fred, se rappelant l’impression que lui a faite Howie, qui travaille pour la chaîne de télévision ITV, se dit que Rosemary et Posy ont sans doute raison.

Bien sûr, le mauvais goût de Roo est d’une autre espèce ! grossier plutôt que factice ; c’est un peu mieux, mais pas tellement. Fred, tout comme Mimi, s’est laissé emballer par le physique et le talent ; c’est ce que Rosemary aurait dit. Ouais, peut-être. Mais si mauvais que soit son goût, Roo est une personne qui a beaucoup compté pour lui, et c’est sa femme. Au minimum, elle a droit à la vérité. Mais comment peut-il la lui communiquer ? « Merci de ta lettre, j’étais ravi d’avoir de tes nouvelles, mais je suis amoureux d’une belle actrice anglaise, bonne journée. » Refusant d’écrire ces mots, ou leur équivalent en plus enrobé, Fred tarde à répondre à Roo depuis presque deux semaines. Pour l’instant, il ne veut pas être forcé de penser à elle, pas plus qu’il ne veut penser d’avance à son retour à Corinth. Quand ils se reverront, il s’excusera et il s’expliquera ; elle comprendra. Ou peut-être qu’elle ne comprendra pas. Ça n’a presque pas d’importance ; rien n’a d’importance aujourd’hui en dehors de sa passion pour Rosemary Radley.

Pour Fred, la possession n’a pas amoindri l’intensité du désir. Si l’excitation de la chasse a pris fin, elle est remplacée par la conscience que le triomphe sera de brève durée. Joe et Debby Vogeler soutiennent évidemment un point de vue pessimiste. N’a-t-il pas eu tort de s’engager sentimentalement à ce point, se demandait Debby, alors qu’il savait qu’il allait devoir quitter l’Angleterre le mois prochain ? Comme la question était présentée de façon assez rhétorique, Fred n’y avait pas répondu ; mais intérieurement, il y opposait un Non résolu. Il s’est dit, et ce n’était pas la première fois, que les Vogeler avaient une vision du monde aussi limitée, aussi étroite que la maison triangulaire qui leur avait été attribuée ici, comme par la justice poétique d’un agent immobilier surnaturel.

Mais il est vrai que Joe et Debby ne connaissent pas Rosemary, ni le Londres de Rosemary. Il leur a raconté la soirée chez Vinnie Miner et d’autres soirées qui l’ont suivie ; il leur a dit à quel point Rosemary était merveilleuse, comme elle connaissait des gens intéressants, comme la plupart d’entre eux étaient sympathiques. Pourtant, les Vogeler sont restés sceptiques.

« Bien sûr, ils se sont montrés chaleureux avec toi pendant quelques minutes », dit Debby, un après-midi humide et sombre où ils étaient assis tous les trois dans la maison triangulaire, au milieu d’un fouillis de journaux du dimanche et de jouets en plastique. « On leur apprend la politesse à l’école. Mais est-ce que tu les reverras un jour ? C’est ça le problème. Au début de notre séjour ici, on est allés déjeuner, Joe et moi, avec un écrivain d’un certain âge que sa tante connaît, à Kensington, et ils ont tous été charmants et ils ont dit qu’ils espéraient nous revoir, mais il n’en est jamais rien sorti.

— C’est à cause de Jakie. » D’un grand geste, Joe désigna son fils, qui, assis par terre dans une salopette blanche duveteuse tachée de purée de légumes, déchirait l’Observer Magazine. « Nous n’aurions pas dû emmener Jakie.

— Jakie a été très mignon, protesta Debby. Il n’a pas pleuré, ni rien. Et il n’a pas vraiment fait mal à ce vieux chat ; il jouait, c’est tout. Je ne sais pas pourquoi ils se sont mis dans un état pareil.

— Ça ne leur a pas plu qu’il soit assis sur tes genoux pendant le déjeuner, dit Joe.

— Eh bien, tant pis pour eux. Qu’est-ce que j’étais censée faire de lui ? Je suis sûre que ça ne leur aurait pas plu davantage si Jakie avait rampé dans tous les coins. En plus, il aurait pu se faire mal sur ces meubles anciens pleins de bosses. »

Ils ne comprennent pas, pensa alors Fred, décidant d’organiser rapidement une rencontre entre eux et Rosemary (en l’absence de Jakie). Quand ils la verront, pense-t-il maintenant, assis sur son banc de Kensington Gardens, ou du moins quand ils la connaîtront vraiment, elle et ses amis, ils comprendront quels gens fantastiques ce sont presque tous.

Après tout, il lui a fallu du temps, à lui aussi. Mais maintenant, les doutes qu’il avait eus à une certaine période – et dont il avait parlé à Joe et Debby dans un moment de faiblesse – lui paraissent honteux, mesquins. Il aurait été lâche de se tenir à l’écart de Rosemary sous prétexte que plus il tient à elle maintenant, plus elle lui manquera plus tard. Rien ne serait pire que de devoir se dire pendant tout le reste de sa vie : « Rosemary Radley m’aimait, mais je n’ai pas vraiment pu m’attacher à elle parce que je n’aimais pas certains de ses amis – parce qu’elle avait un train de vie trop coûteux – parce que je savais que j’allais quitter Londres au mois de juin et que je ne pourrais pas la revoir pendant presque un an. »

Si Joe et Debby ne pouvaient pas encore comprendre cela, Rosemary et les siens le comprendraient certainement. Fred se rappelle une interview parue dans le Times la semaine dernière, où un ami de Rosemary nommé Lou annonçait qu’il avait dit à son agent de refuser toutes les offres de tournage à la télévision ou au cinéma parce qu’il avait la possibilité de jouer Lear pendant quinze jours à Nottingham. « Peu importe l’emplacement du théâtre ; peu importe le nombre de représentations, avait-il déclaré, d’après le journaliste. Quand on se voit offrir une possibilité pareille, plus rien d’autre ne compte. »

« Quel amour, ce Lou, avait commenté Rosemary après avoir lu ce passage à Fred. Bien entendu, je l’ai appelé immédiatement pour le féliciter. Je lui ai dit qu’en fait, il y a longtemps qu’on aurait dû lui offrir ce rôle ; c’est un acteur merveilleux, un génie. Et ce n’est pas la peine de se mettre au régime, lui ai-je dit ; pourquoi Lear ne serait-il pas gras ? Il était sûrement gras, et ses noceurs de chevaliers aussi, à force de manger et de boire tant et plus et de dévorer toutes les provisions de Goneril. On n’entend pas dire qu’ils travaillaient ou qu’ils faisaient de l’exercice, n’est-ce pas ? Je lui ai dit « Lou chéri, tu as complètement tort, tu ne dois pas essayer de perdre un gramme ; tu sais bien que tu as toujours une meilleure voix après un bon repas. » Je voudrais pouvoir en dire autant, mais pour moi, c’est l’inverse. Dès que je vais me remettre au travail, il va falloir que je m’affame, regarde un peu toute cette chair. » Rosemary souleva le bord d’un kimono brodé de chrysanthèmes bleus et gris pour révéler une cuisse et une hanche roses, délicieusement arrondies. « Non, Freddy chéri, ce n’est pas ce que… Oh, mon cœur… Ahhh…» Se remémorant cet instant et ceux qui l’ont suivi, Fred se lève de son banc et, comme s’il était attiré par une force magnétique, se dirige à grands pas vers Chelsea.

Avant même que la plupart des invités ne soient arrivés, il est évident que la soirée de Rosemary est une réussite. Il fait beau, et la maison a grande allure : les jardinières et les urnes de pierre qui encadrent le perron ont été nettoyées et débordent de géraniums blancs et de lierre satiné ; par les portes-fenêtres ouvertes, le jardin du fond baigne dans une luminosité verte. À l’intérieur aussi, tout est éclatant – du moins tout ce qui est offert au regard des invités : Fred, qui cherchait un endroit où entreposer des manteaux, ouvre la porte de la chambre de Rosemary et la referme précipitamment sur le chaos. Mrs. Harris devait avoir tant à faire en bas qu’il ne lui est resté de temps pour rien d’autre. En redescendant l’escalier, Fred voit s’offrir à lui un spectacle qui évoque une publicité pour un produit de luxe : la réception d’une élégance parfaite. Le double salon est un poudroiement de fleurs, de lumières, de gens à la mode. Parmi les amis de Rosemary, beaucoup sont beaux, beaucoup sont célèbres, et certains sont les deux. Il n’y en a que quelques-uns qui gâchent un peu l’effet d’ensemble, à qui on n’aurait jamais donné de rôle s’il s’agissait réellement d’une publicité. Par exemple, la petite Vinnie Miner, qui porte, comme dirait Rosemary, « un de ses costumes à la Beatrix Potter », tout en cotonnade blanche amidonnée et en laine beige poilue, semblable à la fourrure d’un petit animal. Fred se rappelle avec stupéfaction comme elle lui paraissait redoutable, il y a seulement quelques mois. Il a déjà fait sien le point de vue de Rosemary et de ses amis : Vinnie, à leurs yeux, bien qu’intelligente et sympathique, est un personnage un peu comique, avec sa passion pour les danses folkloriques traditionnelles, les livres d’enfants, et tous les aspects pittoresques et surannés de la Grande-Bretagne.

« Bonjour, Vinnie. Comment ça va ?

— Bien, merci. » Vinnie renverse la tête en arrière pour regarder Fred.

« Quelle grande réception, je ne m’y attendais pas. Et vous, comment allez-vous ? Comment avance le livre sur Gay ?

— Oh, très bien, merci, ment Fred.

— Tant mieux. Comme la maison est belle ! C’est vraiment étonnant. Je suppose que c’est grâce à Mrs. Harris ?

— En effet, plus ou moins.

— Excusez-moi, s’il vous plaît, Madame. Excusez-moi. » Derrière lui, Fred entend pour la première fois de sa vie un accent américain : sonore, traînant, nasillard. Est-ce qu’il fait cet effet-là à tout le monde, ici, à chaque bon Dieu de fois qu’il ouvre la bouche ? « Voilà, Vinnie. » Un homme robuste à la chevelure clairsemée, d’un âge plus que mûr, habillé comme un chanteur de country-and-western, avec une veste de daim à franges et des bottes de cow-boy, tend un verre à Vinnie. « Un xérès sec, ma chère, comme vous l’avez demandé.

— Oh, merci, dit Vinnie. Chuck, voici Fred Turner, qui travaille dans mon département à Corinth. Chuck Mumpson.

— Alors, comment va. » Chuck tend une main large, rouge, charnue.

« Comment allez-vous ? » répond Fred prudemment. Il se dit d’abord que l’accent et le costume de Chuck, si excessifs, si peu adaptés à cette soirée, sont d’emprunt ; son nom aussi, peut-être. Cet homme n’est pas américain ; c’est un acteur, un ami de Rosemary qui s’amuse à jouer un rôle – il paraît que cela arrive parfois aux acteurs quand un intervalle trop long s’écoule entre deux emplois.

« J’ai beaucoup entendu parler de vous. » Chuck sourit largement.

Fred se demande ce que cet homme, qu’il ne connaît pas, a entendu dire. Sans doute qu’il est l’amant de Rosemary. « Je n’ai pas du tout entendu parler de vous », dit-il, écoutant consciemment sa propre voix pour la première fois depuis son adolescence. La prononciation est similaire, conclut-il, mais le timbre est différent. En fait, au fil des mois qui viennent de passer, Fred a pris, non pas un accent britannique, mais une intonation et un vocabulaire britanniques. Presque inconsciemment, il s’est mis à imiter la mélodie caractéristique de la diction britannique, avec ses notes montantes à la fin des mots ; consciemment, pour se faire comprendre, il dit lift, lorry, loo, au lieu d’elevator, truck, bathroom (ascenseur, camion, toilettes).

« Chuck vient de l’Oklahoma, dit Vinnie.

— Ah oui ? » Une nuance de doute perce encore dans la voix de Fred ; il semble pourtant peu probable que Vinnie se fasse la complice d’un canular monté par un acteur. « Je n’y suis jamais allé, mais j’ai vu le film.

— Ha, ha. » Chuck s’esclaffe ; si son rire n’est pas celui d’un homme de l’Ouest, du moins est-il vraiment très ressemblant. « Ben, ça n’est pas comme dans le film, plus maintenant.

— Non, j’imagine. » Cette conversation pénible est interrompue par l’arrivée de nouveaux invités, puis d’autres encore. Bientôt, la longue pièce au plafond haut est bondée. Les lustres jumeaux, dont les pendeloques viennent d’être astiquées, répandent des éclats de lumière, faisant écho au tintement des liquides qui ruissellent dans le cristal, des rires et des exclamations haut perchées.

Le miracle opéré par la nouvelle femme de ménage de Rosemary ne passe pas inaperçu. Tous ses amis l’en félicitent, y compris ceux qui avaient supposé peu de temps avant que Mrs. Harris n’était peut-être pas aussi merveilleuse que Rosemary et Fred le prétendaient. Ils n’étaient peut-être capables ni l’un ni l’autre de reconnaître si une maison avait été vraiment nettoyée, disaient certains ; d’autres trouvaient que Mrs. Harris paraissait trop bien pour être vraie. Maintenant que la preuve matérielle est sous leurs yeux, ils adoptent un autre angle d’attaque.

« Peut-être est-ce un peu trop parfaitement soigné, remarque une invitée, à portée d’oreille de Fred. On a presque l’impression d’être dans une demeure appartenant au National Trust.

— Oui, tout à fait, acquiesce son interlocutrice. J’imagine que Mrs. Harris fait partie de ces gens qui sont littéralement obsédés par la propreté. Les personnes de ce genre-là sont un peu détraquées, évidemment, poursuit cette amie, dont l’appartement aurait gagné à une visite de Mrs. Harris. Rosemary ferait mieux de faire attention, ou elle va se faire tuer dans son lit un de ces quatre matins. »

Cette forme d’aigreur de la part des amies de Rosemary est un phénomène nouveau. Dans le passé, on l’a enviée parce qu’elle était jolie, célèbre, dynamique, charmante, et riche (la télévision paie bien, même en Grande-Bretagne), mais cette envie a toujours été tempérée par la compassion qu’inspiraient le désordre où elle vivait et les désastres sentimentaux qui se succédaient dans sa vie. Bien qu’on lui fît souvent la cour, elle semblait toujours se retrouver avec les moins stables et les moins attirants de ses nombreux soupirants. De plus, les hommes qu’elle choisissait étaient généralement mariés, et ils ne tardaient pas à revenir à leur femme, ou pire encore, à quitter et leur femme et Rosemary pour une troisième conquête. C’est pourquoi, malgré son charme et son succès, les amis de Rosemary ont pu l’aimer et s’inquiéter pour elle, tandis que ses simples connaissances avaient de l’affection et de la pitié pour elle. Mais maintenant qu’elle a une maison parfaite à Chelsea et un jeune et bel amant, apparemment libre de toute attache, beaucoup de gens ne le lui pardonnent pas.

Quand ils ne se livrent pas à des prédictions alarmantes, certains des invités essaient, ce soir-là, de soutirer à Fred des informations sur Mrs. Harris. Comme l’avait souligné Rosemary, ce n’est pas facile de trouver une bonne femme de ménage anglophone à Londres. « Tu vas voir, a-t-elle dit à Fred. Il y a plein de gens qui vont essayer de me piquer Mrs. Harris, bien qu’ils prétendent être mes amis. Tu ne dois rien révéler à personne à son sujet, même pas les jours où elle vient ; promets-moi, chéri. » Fred a promis, bien qu’il n’en vît pas la nécessité. Mais il voit maintenant que Rosemary avait raison. Plus d’un parmi ses invités, dès qu’elle est hors de portée, pose des questions très orientées : Combien Mrs. Harris prend-elle ? A-t-elle une journée libre ? Fred répond sincèrement à ces deux questions qu’il n’en sait rien. Une actrice d’un certain âge nommée Daphné Vane, qui a partagé avec Rosemary la vedette de Tallyho Castle jusqu’à la saison dernière, où elle a été victime à l’écran d’une mort bouleversante par pneumonie, est particulièrement insistante.

« J’aimerais tant rencontrer Mrs. Harris », murmure Daphné sur le ton pénétré et un peu essoufflé qui a fait d’elle, il y a un demi-siècle, une héroïne romanesque de la scène et de l’écran. « On dirait que c’est une vraie perle, et ça devient vraiment rare de nos jours. J’avais tant espéré qu’elle serait là ce soir – pour aider, vous comprenez. » Elle jette un regard circulaire sur la pièce, en jouant de ses célèbres cils soyeux.

« Elle n’est pas là, dit Fred à Daphné. Rosemary ne lui a pas demandé de servir ; elle dit que Mrs. Harris n’est pas très présentable.

— Ah bon ? Enfin, on ne peut pas tout avoir, n’est-ce pas ? Mais elle est peut-être en bas, à la cuisine ? » Fred secoue la tête ; il sent que s’il avait opiné, rien n’aurait empêché Daphné, cette créature éthérée qui semble détachée des réalités terrestres, de dévaler l’escalier de service qui conduit au sous-sol. « Savez-vous quels jours elle vient ?

— Non, pas exactement.

— Quel dommage. » Daphné lui adresse le genre de sourire bienveillant et condescendant qu’elle destinerait à un idiot de village ; puis, sans donner l’impression de bouger, elle glisse de côté et passe à une autre conversation.

En réalité, Fred sait parfaitement que Mrs. Harris vient le mardi et le vendredi, puisque ces jours-là, il ne peut pas rendre visite à Rosemary ; quant à elle, elle refuse de venir chez lui, après une seule tentative. Bien qu’il eût fait tout ce qu’il pouvait pour rendre l’appartement agréable, sa bien-aimée n’y a pas passé plus de cinq minutes. Serrant autour d’elle son manteau de fourrure d’une couleur claire, elle a proclamé que l’endroit était « absolument réfrigérant » et « vraiment pas romantique », et elle n’a même pas voulu s’asseoir sur le canapé-lit où Fred l’avait imaginée allongée, à demi-nue.

Si efficace qu’elle soit, Mrs. Harris a quelques faiblesses. Elle ne supporte pas d’avoir quelqu’un « dans ses jambes » quand elle fait le ménage. Elle refuse également de répondre au téléphone et de prendre des messages, affirmant que cela la détourne de son travail. Parfois, elle s’empare du combiné, crie « Y a personne ! » et raccroche brutalement ; le plus souvent, elle laisse simplement le téléphone sonner. Certains amis de Rosemary considèrent ce comportement comme un autre signe de son dérangement mental inquiétant ; Fred, quant à lui, soupçonne Mrs. Harris d’être plus ou moins illettrée. Cela expliquerait en partie pourquoi une femme si travailleuse et si digne de confiance n’a pas pu trouver un emploi plus rémunérateur.

À l’appui de la théorie du dérangement mental, cependant, il faut dire que Mrs. Harris refuse aussi de répondre quand quelqu’un sonne à la porte. Mardi dernier, dans l’après-midi, quand Fred a constaté qu’il était libre finalement ce soir-là parce que le bébé des Vogeler était enrhumé, et qu’il a essayé en vain de joindre Rosemary sur sa ligne privée ou de lui faire parvenir un message par les abonnés absents, il a décidé d’aller chez elle. Il a frappé, il a sonné, il a crié son nom, mais malgré les bruits étouffés qu’il entendait à l’intérieur, personne n’est venu. Il a fini par griffonner un mot sur le dos d’une enveloppe.

En poussant le volet de la fente destinée aux lettres, Fred a entendu quelqu’un bouger dans la maison. Il s’est baissé pour regarder par la fente bordée de cuivre récemment astiqué, et pour la première fois, il a aperçu Mrs. Harris à l’autre bout du vestibule plongé dans la pénombre, lavant le dallage à quatre pattes : une femme entre deux âges, à la silhouette informe, vêtue d’un gilet et d’une jupe en coton non moins informes, les cheveux noués dans un foulard rouge. En entendant le mot tomber et glisser sur les dalles de marbre, elle a fait pivoter sa tête, prenant un air menaçant, à moins que son expression ne se soit figée depuis longtemps en un masque de mauvaise humeur soupçonneuse.

« Bonjour ! a lancé Fred. J’ai laissé un mot pour lady Rosemary – pourrez-vous le lui remettre, je vous prie ? » Sans rien répondre, Mrs. Harris a tourné la tête et s’est remise à frotter.

Bien qu’elle refuse de parler aux visiteurs, Mrs. Harris parle librement avec sa patronne, et de façon prolongée. Sa conversation n’est pas le fardeau qu’avait appréhendé Rosemary, mais une source de divertissement. Les actes et les paroles de Mrs. Harris – peut-être quelque peu arrangés ou embellis – sont désormais régulièrement rapportés par Rosemary à tous ses amis. Mrs. Harris pense que regarder la pleine lune à travers une vitre rend fou, sauf si on le fait par-dessus l’épaule gauche. Elle mange des sandwichs au « Marmite » et à la mélasse pour se fortifier le sang. Elle va aux courses de lévriers et parie sur des chiens dont le nom commence par V, comme Vitesse, ou par G, comme Gagner. « Ces courses, elles sont truquées, voyez-vous, tout le monde le sait, a-t-elle confié à Rosemary. Mais y a des indices. »

Cependant, Mrs. Harris a pour spécialité les aphorismes acerbes sur les événements de l’actualité et les personnalités. Elle déteste tous les politiciens et la plupart des membres de la famille royale, bien qu’elle reste loyale à la princesse « Margaret Rose », malgré les scandales liés à sa vie sentimentale. « Abusée, qu’elle a été, abusée et trahie par ce nabot. » À l’instant même, Fred entend Rosemary répéter cette phrase mémorable, en imitant la voix de sa femme de ménage – bourrue, l’accent cockney, une note de sentimentalisme aviné – et en indiquant d’un geste large la taille supposée de lord Snowdon.

Fred s’est même surpris à raconter des anecdotes sur Mrs. Harris à des amis comme les Vogeler. Malgré son mauvais caractère, elle s’est peu à peu intégrée à sa vision de l’Angleterre. La plupart des visiteurs américains, Vinnie Miner par exemple, sont surtout attirés par les aspects antiques, pittoresques et nobles de l’Angleterre. L’amour de Fred est plus ample : il s’attache globalement à tout ce qui a été célébré par des chants ou évoqué par des récits. Dans son état actuel d’exaltation, il s’éprend même de ce qu’il déplorerait en Amérique. Les terrils lui rappellent Lawrence, les boutiques de prêt sur gages, Gissing ; les pylônes qui défigurent les collines du Sussex le font penser à Auden, et les faubourgs enfumés du sud de Londres à Doris Lessing. Dans sa bouche, le plum-pudding en boîte prend une saveur dickensienne ; à ses oreilles, la voix de tout lettré corpulent évoque celle du Dr Johnson. Tout ce qui l’entoure étant transfiguré par le rayonnement de Rosemary, Mrs. Harris devient une figure de la littérature du XVIIIe siècle, personnage secondaire d’une comédie gaillarde illustrée par Hogarth ou par Rowlandson. Non content d’apprécier ses excentricités, Fred éprouve à leur égard une fierté de propriétaire. Après tout, sans lui, jamais elle n’aurait été embauchée.

La sonnette retentit de nouveau. Fred va ouvrir et constate que Joe et Debby Vogeler sont là, et qu’à l’encontre de ses consignes, ils ont amené leur bébé.

Dès que Fred ouvre la porte, Debby lui dit d’une voix offensée, comme si c’était plus ou moins de sa faute : « La baby-sitter n’est pas venue. Alors on a été forcés d’amener Jakie.

— Il a été très sage tout le long du chemin, reprend Joe sur un ton plus conciliant. Il a dormi presque tout le temps. » Le bébé est contre la poitrine de Debby, suspendu dans une sorte de hamac en toile bleue crasseuse, ses jambes grassouillettes sortant de chaque côté, et sa tête chauve ballottant contre le cou de sa mère. Debby est habillée à l’avenant, avec une longue jupe en jean à volants et des sabots. Joe, comme à l’ordinaire, porte une tenue d’universitaire miteux : lunettes épaisses, veste en velours côtelé râpé, chandail à col roulé gris, déformé et pelucheux, mocassins éculés. Bien que Fred soit habitué à voir les Vogeler avec ce genre de costume, ses amis lui font l’effet de s’être délibérément et même agressivement mal vêtus pour la circonstance. Il y a pourtant un point sur lequel ils se sont améliorés : le beau temps leur a rendu la santé, et pour la première fois, aucun des deux ne semble enrhumé.

« Entrez donc : je suis content de vous voir, dit-il en s’efforçant de prendre une voix enthousiaste. Vous n’avez qu’à mettre le bébé en haut, dans une des chambres d’amis ; je vais vous montrer.

— Certainement pas. » Debby entoure Jakie de ses bras protecteurs.

« Ça n’irait pas du tout », explique Joe, dévisageant Fred comme si cette suggestion ne pouvait provenir que d’une ignorance presque criminelle. « Enfin, imagine qu’il se réveille seul dans une chambre inconnue ? Ça pourrait provoquer un grave traumatisme.

— Bon, d’accord. » Il y a des jours que Fred attend avec impatience cette rencontre entre ses vieux amis et son nouvel amour. Mais maintenant, c’est avec une certaine appréhension qu’il conduit les Vogeler de l’autre côté du salon, vers Rosemary, debout dans l’arrondi de la baie près d’un oranger en fleurs ; comme l’arbuste, elle est l’image même du printemps embaumé, dans sa robe vert pâle en soie brillante finement plissée.

« Oh, quel plaisir ! s’écrie-t-elle en tendant sa douce main blanche ornée de bagues. Et vous êtes venus à pied depuis le nord de Londres, c’est merveilleux ! » Fred voit dans cette phrase une allusion évidente à leurs chaussures ; mais Joe et Debby sourient, ravis ; ils sont déjà sous le charme.

« Oui, et nous avons amené notre bébé, dit Debby, qui semble à la fois s’en excuser et le revendiquer belliqueusement.

— En effet, c’est ce que je vois. » Le rire léger de Rosemary laisse entendre qu’il aurait été plus poli de ne pas insister. « Fred chéri, tes amis n’ont rien à boire.

— Excusez-moi. » Fred va commander un gin tonic pour Debby et – puisqu’il n’y a pas de bière – un scotch à l’eau plate pour Joe. La plupart des invités, comme à l’accoutumée dans les réceptions londoniennes de la belle saison, boivent du vin blanc.

En traversant à nouveau la pièce, il est accosté par Edwin Francis. « Si vous avez une minute, Fred, dit-il en agitant une biscotte surchargée de foie gras, je voudrais vous parler.

— Bien sûr ; un instant. » N’aimant pas beaucoup Edwin, Fred prend toujours soin d’être particulièrement courtois avec lui. Il porte leurs boissons aux Vogeler et les présente à d’autres invités, Rosemary s’étant éloignée, puis rejoint Edwin dans le hall.

« C’est au sujet de Mrs. Harris. » Sans paraître y prendre garde, Edwin monte sur la première marche de l’escalier à la courbe gracieuse. Il reste quand même plus petit que Fred, mais la différence est moins prononcée.

« Oui ? » Fred se dit qu’Edwin, à qui Rosemary accorde son amitié et sa pleine confiance, veut, lui aussi, lui faucher sa femme de ménage.

« Je me fais un peu de souci à cause d’elle. Elle semble – comment dirais-je ? – elle semble avoir vraiment une personnalité écrasante. Et elle soupçonne tout, et tout le monde. Elle est peut-être légèrement déséquilibrée. Je suis vraiment préoccupé de l’effet qu’elle a sur Rosemary : on dirait qu’elle est de plus en plus influencée par Mrs. Harris, si vous voyez ce que je veux dire. » Edwin fronce les sourcils, ce qui le fait ressembler encore davantage à un enfant dodu et solennel. « Cette façon de répéter toutes ses opinions ignorantes et réactionnaires, vous savez…

— Hum. » Fred a déjà eu vent de ce sujet d’inquiétude. D’autres amis de Rosemary s’en sont ouverts à lui de façon plus énergique. « Rosemary est bien trop impressionnée par cette femme, protestent-ils. Elle croit tout ce qu’elle raconte.

— Vous savez que pour certains acteurs, il est précieux d’avoir un sens un peu flou de leur propre identité. Cela les aide à se couler dans des rôles très divers. Mais cela peut aussi représenter un problème.

— Ah oui ? » dit Fred, dubitatif. Il ne voit pas du tout où Edwin veut en venir. Rosemary, à ses yeux, a une identité parfaitement bien définie, et merveilleuse. Son aptitude à imiter Mrs. Harris n’y change rien.

« Ce que je veux dire, c’est que les plaisanteries les plus courtes sont les meilleures, non ? »

Fred, sans enthousiasme, donne raison à Edwin.

« Mais ce genre de choses peut aller trop loin. Je suis inquiet, parce que je pars la semaine prochaine au Japon pour une tournée de conférences : je ne serai pas là pendant plus d’un mois, et si quelque chose se passe… Vous comprenez, Nadia est en Italie, moi, je serai au Japon, Erin doit aller aux USA pour son film, et la pauvre Posy est coincée dans l’Oxfordshire avec ses enquiquineuses de gamines. Disons que je ne me sentirai vraiment tranquille que si je sais que quelqu’un veille sur notre Rosemary. Et il faudra que ce soit vous.

— Hum », répond Fred qui n’apprécie ni la formule « notre Rosemary », ni l’idée de partager sa bien-aimée avec Edwin – ou avec quiconque, d’ailleurs.

« Promettez-le-moi. Parce que son équilibre est très fragile, vous savez. Il lui arrive d’être un peu déboussolée… de se mettre dans un état plutôt… délicat, quelquefois. »

Réprimant son exaspération, Fred hoche la tête. Il n’a jamais vu Rosemary se montrer « déboussolée » ou se mettre « dans un état délicat » ; et contrairement à Edwin, il ne pense pas que Mrs. Harris impose ses opinions à sa patronne. Au contraire, il a commencé dernièrement à soupçonner Rosemary d’imposer ses opinions à Mrs. Harris, ou plus exactement de les lui attribuer. Ce n’est pas seulement que les citations sont trop belles pour être vraies ; on a aussi l’impression qu’elles reflètent les points de vue les moins présentables de Rosemary. Par exemple, le ballet ne la passionne pas ; Mrs. Harris, selon elle, en parle comme de « cette bande de tapettes qui gambadent dans tous les sens ». Rosemary n’a que mépris pour le gouvernement actuel ; Mrs Harris pense que c’est un tas d’ignobles escrocs. Par ailleurs, de plus en plus souvent, Mrs. Harris fournit à Rosemary des raisons d’obéir à ses penchants, et de ne faire que ce qui lui plaît. Dernièrement, une soirée de gala a été organisée pour soutenir un vieux théâtre réputé dans l’est de Londres : Rosemary a refusé d’y participer, mais au lieu d’invoquer la fatigue que cela entraînerait, le dérangement et le manque de profit, elle a expliqué que d’après Mrs. Harris, « les gens de Hackney n’en ont rien à foutre de ces histoires de théâtre, ils préfèrent regarder la télé ». En fait, ils ont besoin d’un terrain de jeux pour les mômes – sa nièce qui habite dans ce coin-là est parfaitement au courant. De toute façon, disait Mrs. Harris citée par Rosemary, toute l’affaire n’était qu’un coup monté. « Le fric que ces types vont ramasser, ils vont à peu près tout se mettre dans les poches, ça se passe toujours comme ça avec ces histoires de charité. » Lors d’un déjeuner, la semaine passée, Erin, l’ami de Rosemary, a protesté contre ces allégations et a tenté, en usant de patience et d’un charme considérable, de la faire revenir sur sa décision. Elle a refusé de l’écouter. « Je t’en prie, chéri, cesse de me dire des bêtises », s’est-elle écriée en émettant son rire argentin et en piquant dans une profiterole les dents d’argent de sa fourchette (elle adore ce qu’elle appelle « les péchés gourmands »). « Tu ne sais absolument rien sur Hackney, et moi non plus. Mais je sais que Mrs. Harris a raison là-dessus ; elle a toujours raison. »

Agacé par Edwin, Fred le quitte et retourne vers la foule des invités. Il voit tout de suite que les Vogeler ne se mêlent pas aux autres ; debout tous les deux dans un coin, ils essaient de calmer Jakie, qui s’est mis à produire un petit miaulement évoquant le bruit d’un tiroir coincé.

« Donne-le-moi maintenant ; c’est mon tour », dit Joe en regardant sa montre. Avec l’aide de Fred, le bébé, dont le poids est surprenant, et son sac en toile sont transférés sur le dos du jeune père, où les miaulements et couinements reprennent. « Peut-être qu’avec une biscotte ou quelque chose dans ce genre-là…

— Tout de suite. » Fred trouve une assiettée de canapés et en débarrasse un de son caviar.

« Parfait. Tiens, mon petit canard. » Jakie attrape la biscotte et la fourre maladroitement dans sa bouche, arrosant de miettes la veste de Joe.

Endormi, tassé contre la poitrine de Debby, Jakie passait à peu près inaperçu. Maintenant, à cause de la haute taille de son père et parce qu’il est réveillé, il constitue dans la pièce un véritable point de mire, quelque peu grotesque, pense Fred ; vu de devant, Joe a l’air d’avoir deux têtes et quatre bras. Il faut s’occuper des Vogeler. Il se rappelle la règle énoncée par sa mère : dans une réception, on ne doit laisser aucun invité bavarder seul avec les gens avec qui il était à son arrivée ; on doit s’efforcer de les séparer.

Il commence par le plus facile : entraînant Debby, il la présente à une romancière en la qualifiant de « féministe américaine ». (Sa mère lui a aussi appris que ce que l’on disait quand on faisait les présentations n’avait pas grande importance, mais qu’il fallait quand même dire quelque chose, pour permettre aux gens d’engager la conversation.) Puis, pour éviter d’exhiber d’un bout à l’autre du salon son ami à deux têtes, à quatre bras et couvert de miettes, Fred présente Joe à un critique théâtral, personnalité de la télévision, connu pour être particulièrement ennuyeux, qui est adossé à la cheminée toute proche. Il prétend que Joe, Américain en visite, est avide d’informations sur les spectacles qu’il faut voir à Londres. Très bien, pense-t-il, voilà qui devrait faire l’affaire ; et il s’éloigne à la recherche de Rosemary et d’un verre.

Mais les Vogeler restent sur la conscience de Fred, et il continue à observer de loin comment ils se débrouillent. Vingt minutes plus tard, Debby semble circuler d’un interlocuteur à l’autre, mais Joe est toujours piégé au même endroit, discutant avec le même homme, ou plutôt prêtant l’oreille à ses discours. De toute évidence, il n’est pas passionné ; d’un geste qu’il avait déjà à la fac – Fred s’en souvient bien –, il a remonté ses lunettes sur son crâne. Perchées sur ses cheveux mal coiffés d’un châtain terne, elles évoquent une autre paire d’yeux, fixés sur des objets de contemplation plus élevés et plus philosophiques. Avec ses vêtements miteux et Jakie qui gigote sur son dos, Joe est vraiment un personnage incongru dans la soirée de Rosemary. Il semble particulièrement déplacé devant la cheminée de marbre blanc, dont le dessus incurvé est encombré de photos encadrées, d’invitations gravées, d’objets d’art, et de hauts vases de fleurs de serre dont la floraison abondante est encore redoublée par le grand miroir rococo entouré d’un cadre doré. Réveillé, le bébé gigote, remuant ses petits bras potelés, agrippant l’air ou les cheveux de son père.

Au moment où Fred se prépare à aller au secours de Joe, un mouvement de foule se produit. Joe recule pour laisser passer un des serveurs, et la main de Jakie, cette main de bébé qui cherche sans cesse à s’emparer de quelque chose, rencontre un vase en argent plein de grands iris blancs et de freesias aux teintes de bonbons. Fred agite la main, jette un cri d’alarme qui ne sert qu’à faire sursauter Joe et à alerter les autres invités, nombreux à lever les yeux juste à temps pour voir le vase trembler sur sa base, basculer et tomber, déversant un torrent d’eau et de feuillage sur le célèbre critique dramatique. Comme lors d’un orage, les effets sonores correspondants mettent une ou deux secondes à survenir : jurons bruyants, exclamations horrifiées, hurlements enfantins.

« Je suis vraiment désolé, pour le bébé des Vogeler, dit Fred à Rosemary, qui vient de fermer la porte sur les derniers invités.

— Désolé ? Mais, chéri, c’était merveilleux. Ça a été le clou de ma soirée ! »

La coiffure compliquée de Rosemary part à la dérive, son rouge à lèvres a été enlevé par les baisers d’adieu de ses amis, et il y a une tache de mascara sous son œil gauche. Fred est ému par cette tache, qui a la drôlerie sentimentale d’une larme symbolique dessinée sur la joue d’un mime.

« Oh, la tête d’Oswald ! » Rire en cascade. « Ses vilains cheveux roux luisants qui se sont décollés de son crâne et pendouillaient comme des ficelles ; bien sûr, on se doutait que c’était pour dissimuler sa calvitie qu’il les ramenait vers l’avant avec cette frange ridicule. Et en fait, il n’y a pas de dégâts. » Rosemary examine le salon. Les extras ont emporté les verres et la vaisselle et remis les meubles en place ; la seule trace qui demeure de la réception est une tache humide irrégulière sur la moquette beige clair et quelques pétales éparpillés. « Parfait. » Elle s’enfonce dans un divan bas de couleur crème jonché de coussins en soie brodée.

« Je pensais que tu étais furieuse. » Fred rit à son tour, se rappelant le cri consterné de Rosemary, ses excuses répétées et bruyantes, ses témoignages de sollicitude et d’émoi, sa façon de lui demander des serviettes et encore des serviettes pour éponger Oswald. Mais il est vrai que c’est une actrice.

« Chéri, jamais de la vie ! » Elle appuie au dossier du divan la masse mousseuse et dénouée de ses cheveux d’or pâle-et tend les bras. « Ahh. Quel délice. »

« Quel délice », répète Fred. Une vague d’euphorie le soulève. Jamais, se dit-il, il n’a été plus heureux qu’à l’instant présent.

« Sérieusement, chéri. » Rosemary se dégage d’un deuxième long baiser. « Ç’a été un des meilleurs moments de ma vie. Quand je pense à ce qu’Oswald a dit de moi du temps où je jouais dans Comme il vous plaira… Ça fait des années, mais je tremble encore rien que d’y repenser. Et les horreurs qu’il a racontées sur le pauvre vieux Lou, année après année. Et même Daphné, tu te rends compte ! Il a fait de l’esprit si méchamment, une fois, en prétendant qu’elle était trop vieille pour les rôles romantiques, qu’elle a failli quitter la scène. Nous étions tous ravis de le voir aussi ridicule. » Elle se remet à rire. « Et quel cirque il a fait ! Idiot, vulgaire, bien pire que le bébé. » Nouveau ruissellement de rire. « Et ce qu’il y a de mieux, c’est que presque tout le monde l’a vu.

— Ça, pas de problème. » Il voit sous un autre angle le remue-ménage provoqué par l’empressement de Rosemary. « Tu as fait tout ce qu’il fallait pour ça. » Fred passe sa main le long du dos de sa bien-aimée, sentant sous la robe légère le décolleté profond brodé de dentelle de sa camisole, et, plus bas, la rondeur de ses convexités, et il s’émerveille à nouveau de voir un être aussi gracieux, doux et soyeux faire preuve de tant de détermination et de volonté. Dans un moment, décide-t-il, il ira baisser les lumières.

« Oui, naturellement », acquiesce Rosemary. Elle a un sourire rusé, plein de charme. « Mais je n’étais pas toute seule. Quel merveilleux bébé ! Mais il ne faudra pas le réinviter, chéri : une fois, ça suffit.

— Je n’ai pas invité le bébé. J’avais dit à Joe et Debby de ne pas l’amener. Franchement.

— Je te crois. Franchement. » Rosemary imite l’intonation de Fred ; puis elle lui donne un baiser-papillon. « On ne peut pas faire confiance à ces hippies ; ils font n’importe quoi. »

Ne voulant pas gâter l’ambiance, Fred se retient d’expliquer que les Vogeler ne sont pas des hippies. Il embrasse Rosemary ; elle rit doucement et se blottit contre lui. « Ou disent n’importe quoi », ajoute-t-elle ; un petit froncement soucieux apparaît entre les arcs dorés et soyeux de ses sourcils. « Ton ami Joe, par exemple – son intonation indique de façon subtile mais claire que Joe n’est pas, ne sera jamais son ami – ton ami Joe dit que tu repars pour les États-Unis le mois prochain. Je lui ai répondu qu’il se trompait, que tu serais ici au moins jusqu’à l’automne.

— Je crains qu’il n’ait raison, dit Fred à contrecœur. Je dois commencer les cours d’été à Corinth le 24 juin. Je te l’avais dit, ajoute-t-il, se rendant compte avec gêne qu’en fait, il n’en a pas parlé depuis un certain temps, qu’il n’a pas voulu y penser.

— Mais c’est absurde, ronronne Rosemary. Tu n’en as pas soufflé mot. De toute façon, tu ne peux pas partir à ce moment-là, nous avons beaucoup trop de choses merveilleuses à faire. Il y a la première de la pièce de Michael, et je vais prendre des places pour Glyndebourne. Et puis en juillet, nous commençons à tourner les extérieurs de la prochaine saison de Tallyho Castle, en Irlande : ça te plaira énormément. On passe vraiment de bons moments : nous logeons dans une auberge merveilleuse, tenue par deux personnages vraiment amusants ! Ils préparent des repas extraordinaires : du saumon frais de temps en temps, du vrai pain maison à l’irlandaise, et des scones. Et en plus, il pleut la moitié du temps, ce qui fait qu’on est libre toute la journée.

— Ça a l’air formidable, dit Fred. Je regrette bien de ne pas pouvoir venir. Mais si j’annule mes cours d’été, ils vont être vraiment furieux.

— Qu’est-ce que ça peut faire ? » Rosemary lui ébouriffe les cheveux. Laisse-les se mettre en rage.

— Je ne peux pas. Tous les membres du département me prendraient pour un irresponsable. Ça jouerait contre moi quand ils auront à voter ma titularisation.

— Oh, chéri. » La voix de Rosemary s’adoucit. « Tu te fais de la bile pour rien. Dans la vie, ça ne se passe pas comme ça. Si tu vaux quelque chose, on voudra toujours de toi. Regarde Daphné : elle est absolument impossible, pour toutes sortes de raisons, mais les metteurs en scène se bousculent quand même pour l’avoir.

— Ça ne se passe pas comme ça à l’Université, dit Fred. Pas en Amérique, en tout cas. Et en plus, je ne suis pas une star. »

Rosemary ne le contredit pas. Elle se redresse et s’écarte de Fred ; ses cheveux blonds et fins lui tombent sur le visage. « Tu ne rentres pas aux États-Unis le mois prochain. » Son murmure à la fois langoureux et menaçant évoque aux oreilles de Fred le bruit que faisait son grand-père en affûtant son rasoir.

« Je n’ai pas le choix. Mais ce n’est pas que je veuille…

— Tu en as assez de moi.

— Non, jamais…

— Dès le début, tu avais l’intention de me quitter. » Maintenant, la lame est presque aiguisée.

« Non ! Enfin, si, mais je t’avais expliqué…

— Ce n’était qu’une comédie de ta part, d’un bout à l’autre. » Sa voix le lacère.

« Non…

— Tout ce que tu m’as raconté, tous ces jolis discours… » Demi-sanglot.

« Non ! Mon Dieu, Rosemary, je t’aime… » Fred l’attire de nouveau vers lui avec force. « Ne parle pas comme ça. » Il la berce contre lui, il sent à nouveau sa douceur soyeuse, sa fragilité.

« Alors ne me fais pas peur.

— Non, non », dit-il en lui embrassant le visage le cou à travers le ruissellement de boucles légères.

« Et tu ne repars pas vraiment le mois prochain, n’est-ce pas ? murmure-t-elle un moment après. N’est-ce pas ?

— Je ne sais pas », chuchote Fred en réponse, se demandant ce qu’il va bien pouvoir raconter à son département s’il ne rentre pas. La robe de soie froissée vert pâle dégage maintenant les épaules de Rosemary, d’un blanc crémeux ; ses mains sont sur ses seins nus. « Oh, chérie… »

Mais elle se tord sur le côté, s’arrache à son étreinte. « Tu me prends pour une petite sotte, hein ? » Il y a dans sa voix un tremblement que Fred n’y a jamais entendu. « Tu crois que je suis… comment avais-tu dit, à propos de ta cousine, un coup facile ?

— Non !

— Et me plaquer et repartir pour l’Amérique le mois prochain, tu crois que ça aussi, ça va être facile.

— Grand Dieu. Je ne veux pas repartir pour l’Amérique. Mais de toute façon, ce n’est pas pour toujours. L’été prochain… » Fred cherche de nouveau à s’approcher de Rosemary, mais elle se lève brusquement, lui faisant perdre l’équilibre : il tombe à la renverse sur les coussins blancs et soyeux du divan.

« Très bien. » Le tremblement est toujours là, mais elle a sa voix « à la lady Emma », comme dit Edwin Francis. Fred a déjà entendu cette voix-là, mais pas souvent, et toujours destinée à des chauffeurs de taxi ou à des serveurs récalcitrants. « Dans ce cas, je regrette, mais je vais devoir vous prier de sortir de chez moi immédiatement. » Elle se dirige gracieusement vers la porte d’entrée, qu’elle ouvre.

« Rosemary, attends ! » Fred court vers elle.

« Dehors. » Bien qu’elle parle à travers un rideau emmêlé de cheveux blonds et qu’un de ses seins ravissants soit resté dévoilé, son ton est glacial et guindé. « Dehors, s’il vous plaît. » Elle indique le chemin d’un doigt pointé vers le sol, comme si elle s’adressait à un chien ou à un chat. Des années d’apprentissage de la politesse jouent en la défaveur de Fred. Sans que sa volonté y soit pour rien, il franchit le seuil.

« Écoute-moi une minute, nom de Dieu ! » commence-t-il, mais elle lui claque la porte au nez.

« Attends ! C’est de la folie, Rosemary », crie-t-il à la peinture mauve laquée, au heurtoir en bronze en forme de dauphin. « Je t’aime, tu le sais bien. De ma vie je n’ai été aussi heureux… Oh, Rosemary, Rosemary ! » Il n’y a pas de réponse.